Suzanne JANNIN, un nom que peu de gens connaissent. Et pourtant, cette femme, pour nous tous, est un exemple d’abnégation, de courage, de volonté et de patriotisme. Ces qualités, elle les a montrées pendant deux épisodes dramatiques de notre histoire que sont la seconde guerre mondiale et la guerre d’ Indochine. Pendant la seconde guerre mondiale elle fut une grande résistante risquant chaque jour de se faire arrêter par la Gestapo. Pendant la guerre d’Indochine elle fut une aviatrice sans peur qui, avec son avion Morane 500 , au péril de sa vie, alla au secours de blessés sur les champs d’opération.
Sa Jeunesse
Suzanne Jannin est née en 1912 à Belleville sur Meuse près de Verdun. Son père était marchand de charbon. Sa mère était femme au foyer. En 1916 elle quitte Belleville sur Meuse à cause de la guerre et son père s’éloigne d’elle car il est mobilisé. C’est dur pour elle. Elle gardera de cet événement une rancœur à l’égard des Allemands. En 1917, Elle a un frère qui s’appelle René. « René fera des études et Suzanne restera à la maison ! ». Elle supplie ses parents de la laisser poursuivre ses études jusqu’à la seconde. Elle est institutrice à Neuville Sur Ornain pendant un an et ensuite reprend des études en première philo devant l’incompréhension de ses parents
De 1934 à 1939 , elle fait des études de chirurgie dentaire à Nancy. Pour payer ses études elle est surveillante dans un internat.
Son premier contact avec les avions arrive à l’âge de 16 ans. Elle a envie de voler quand elle voit des avions dans le ciel de Verdun. Elle surprend une conversation de son père qui lui dit « si j’étais plus jeune, j’apprendrais à piloter » .
A la fin de ses études secondaires , elle passe son baptême de l’air avec Christian Möench[1] . Elle n’en parle pas à son père qui n’accepte pas que sa fille prenne des risques. Une fois redescendue sur terre, elle lui en parle.
En Mars 1939, elle réussit le concours d’aide de clinique. Ceci lui assure un avenir professionnel.
Immédiatement elle s’inscrit à l’aéroclub de Nancy-Tomblaine pour des cours de pilotage. Elle dit au directeur Monsieur Lemaitre : « en août prochain je ferai des remplacements et je pourrai vous payer ». Cela marche ! Le moniteur lui fait confiance, elle peut commencer.
Après 9 heures de vol, elle est lâchée. Elle n’est pas sûre d’elle. Le moniteur Lemaître lui dit d’une voix autoritaire : « élève Jannin partez ! » et elle met les gaz.
Le plus dur est fait. Elle continue à s’entrainer. Elle est dentiste à Delle près de Montbéliard ce qui permet de payer des heures de vol. Mais la guerre éclate et elle ne peut pas obtenir son brevet de pilote.
[1] Christian Moench, 1905-1938, pilote de raid. En particulier il s’est distingué pour le raid Paris-Tokyo-Paris en 1931 et le vol Paris-Tananarive. Il présidait depuis 1934 l’aéro-club de Nancy. Il se tut dans un accident d’avion en 1938.
La seconde guerre mondiale
Pendant la guerre, l’aviation est laissée de côté. Elle se consacre à son métier de dentiste à Verdun. Ce métier est une bonne couverture pour aider les résistants et permettre à des prisonniers de s’enfuir : elle fabrique des tampons avec le mastic dentaire pour de fausses cartes d’identité qui sont nécessaires à des prisonniers pour s’évader en zone libre ; elle transporte des aviateurs anglais et américains de Verdun à la frontière suisse. Elle est repérée par la Gestapo et doit son salut à une voisine qui la prévient à temps de l’arrivée des Allemands pour l’arrêter.
En avril 1945, elle décide d’aller libérer son frère René qui se trouve dans un camp de prisonniers à Memmingen en Allemagne. Elle se procure un 4X4 , se rend au camp et revient avec son frère mais aussi 165 prisonniers en se procurant 9 véhicules réquisitionnés par les Allemands.
Devant ce succès, le colonel Grandval, chef des FFI[1] dans l’Est de la France, lui demandera de ramener d’autres prisonniers.
[1] Forces Françaises de l’Intérieur
Le retour à l’aviation
Après la guerre, elle recrée l’aéroclub de Verdun. C’est une école de planeurs. La piste est louée au génie. Elle se remet à piloter des avions à moteur. Comme il n’y a pas d’école de pilotage dans la région, le samedi soir elle part à Mantes la jolie dans les Yvelines à plus de 300 km de Verdun , dans une école, et revient le lundi.
Elle obtient là son brevet de pilote de 1er degré.
Pour se perfectionner elle va à Saint Yan en Saône et Loire. Elle y passe toutes ses vacances de Pâques et d’été. Elle obtient son brevet de 2eme degré. Vient vite son brevet de moniteur passé avec Monsieur Michel Berlin, chef pilote à L’UTA. Elle s’exerce à la voltige et pratique le vol à voile à Pont Saint Vincent en Meurthe et Moselle. Bientôt, elle est monitrice de vol à moteur à Saint Yan sous la direction de Michel Berlin. Elle se consacre beaucoup à l’aviation qui ne lui rapporte pas d’argent et délaisse son cabinet dentaire à Verdun. Sa clientèle décroit irrémédiablement. C’est alors qu’en 1948, elle décide de s’installer à Paris dans un immeuble, rue Magenta. Au premier étage se trouve son cabinet de chirurgien-dentiste qu’elle vient de créer et au deuxième étage son appartement privé.
En 1951, elle apprend que Valérie André est pilote d’hélicoptère en Indochine. Elle trouve sa vie au cabinet dentaire monotone et décide alors de s’engager comme dentiste dans l’armée de terre en Indochine en caressant l’espoir de pouvoir faire valoir ses capacités d’aviatrice.
Les années d’Indochine
Elles est engagée dans le Corps Auxiliaire des Forces Armées en Extrême-Orient comme Capitaine Dentiste le 12 avril 1951. Elle arrive par bateau à Saigon le 1er mai 1951. Elle est sous les ordres du médecin-général Robert, chef du service santé en Indochine. Elle passera 18 mois à Haiphong. Elle procure des soins dentaires à toutes les armes dont l’armée de l’air. Elle fait aussi de la stomatologie
avant l’heure (réparer les maxillaires fracturés) . Elle se déplace sur les postes avancés et a failli être prisonnière des Viets. Au début de 1952 elle rencontre le général Chassin, chef de l’armée de l’air en Indochine et lui dit qu’elle aimerait voler. Comme elle a son brevet de moniteur et a fait de la voltige, Il lui répond qu’il la prendra comme pilote de Morane 500 mais il faut d’abord qu’elle entre dans l’armée de l’air.
A la fin de son engagement en 1952, elle retourne en France. Elle s’engage rapidement dans l’armée de l’air précisément le 11 mars 1953 comme caporal-chef.
Elle est donc rétrogradée car elle était déjà lieutenant pendant la deuxième guerre mondiale et capitaine pendant son premier séjour en Indochine. Ceci ne la dérange pas du tout puisqu’elle va voler. C’est la première femme dentiste d’active et il n’y a pas de crédit pour la payer. Le général Chassin tient parole , il l’accepte comme pilote mais ce n’est pas si simple pour Suzanne : après le remplacement de Chassin , le nouveau chef ne voulait pas la faire voler. Il faudra l’accord du ministre du secrétaire d’état de l’air Louis Christiaens pour qu’elle soit exceptionnellement autorisée à piloter un avion en Indochine. Cet accord sera obtenu le 11 février 1954. Elle est détachée du service de l’armée de l’air dans l’ELA 52 (Escadrille de Liaisons Aériennes). Elle a accepté de partager ses journées entre dentiste et pilote.
Elle effectue des evasans[1] . Quand elle évacue un malade qui a le typhus, elle passe à la saupoudreuse pour être désinfectée ! Les militaires se posent la question pourquoi une femme est venue dans leur escadrille. Ils l’observent. Ils comprennent qu’elle en veut. Elle devient leur copine.
[1] Extraction par une unité aérienne ,terrestre ou navale d’une personne ayant un problème de santé
Ils l’appellent « miss ». Elle porte une combinaison comme les autres et en mission elle a un revolver et une mitraillette. Si jamais elle tombe dans la forêt vierge, elle en aura besoin.
En tout, pendant son séjour, elle effectuera 290 missions dont 82 missions de guerre N°2 en 350 HDV[1].Ses missions sont réparties entre : vols de liaisons, vols de reconnaissance à vue, des « Evasans », des missions photos, des convoyages des moranes de Saigon à Ventiane. Dans le Morane 500 elle est seule. Elle emmène l’avion au Laos pour être utilisé. Au retour, elle pilote des avions qui doivent subir une visite. Ils ne sont pas sûrs. Il faut avoir l’œil sur la pression d’huile et suivre la route.
Le plus dur, ce sont les missions de réglage de tir d’artillerie. Non pas à cause de la précision que cela exige mais parce qu’elle participe directement à l’action de tuer liée à la guerre. Le problème est terrible pour elle en tant que femme !
[1] Heure de vol
Voici la journée du 26 mai 1953 de Suzanne Jannin qui a failli lui coûter la vie : Le matin, elle fait un vol d’Evasan à Tuong Loi. Ensuite de midi à 16h, elle est d’alerte, elle reste à l’escadrille, pendant que les autres font la sieste.
A 15h45 on la déclenche pour une mission d’Evasan à 100km au Nord-Ouest de Saigon. C’est la période de mousson, il y a des orages.
Normalement le MS 500 ne vole plus après 16h. Elle a 2 blessés graves, couchés. Il faut les amener d’urgence à l’hôpital. Elle décolle mais n’a pas la météo pour se poser à Saigon à cause des orages.
elle se déroute alors vers la plaine des joncs. La nuit tombe. Elle ne voit plus son tableau de bord. Un des blessés râle. Elle voit, venant du sol, des signaux morses qui lui indique la piste d’atterrissage.
Elle descend. Mais ce n’est pas un terrain en zone ami !!!
Il y a des vibrations, des tirs, elle remet les gaz. Elle prend la flamme de l’échappement pour un feu moteur. Elle fait un choix : elle décide de continuer, le moteur tourne. Elle prend la direction du Mékong. Vers 21h, elle ressent un calme ; c’est un phénomène extraordinaire, elle n’a pas eu peur…
Elle arrive vers la ville de Long-Xuyen, fait plusieurs tours. Elle a un blessé allongé sur le brancard qui gémit ; elle sait qu’elle n’a plus de carburant.
Elle voit les phares d’une jeep sur une route qui va se poster sur un terrain. Il ne lui reste plus de carburant. Elle n’a pas le choix. Elle se met parallèle au faisceau de lumière, elle arrive à ras. Elle ne voit qu’au dernier moment le but du terrain de football en ciment armé, remet un peu de gaz. Un poteau du but lui fauche son train d’atterrissage et elle termine son atterrissage sur le ventre.
Heureusement qu’elle n’a pas essayé d’aller plus loin car le terrain a une faille de 3 m de haut…
Elle s’en sort avec un traumatisme frontal et crânien suite au heurt de sa tête avec le compas de bord. Suzanne s’exclama en sortant de l’avion :
« j’ai marqué un but en pleine nuit, alors que je n’ai jamais joué au football et jamais volé la nuit ».
Cet accident fit l’objet d’une enquête au sein de l’armée. La commission d’enquête déclara qu’il s’agissait d’une erreur humaine et reconnut des circonstances atténuantes notamment le manque de radio dans l’avion et d’éclairage du tableau de bord, le vol de nuit , la météo défavorable, les tirs des rebelles sur l’avion et finalement ne lui donna, comme sanction, qu’un avertissement.[1]
Suzanne Jannin s’était portée candidate pour évacuer les blessés de la bataille de Dien Bien Phu au sein du service de santé. Le 12 avril 1954, le Général Navarre[2] lui signifia son refus pour cause de risques trop grands et du refus des autorités vietminh d’accepter l’intervention de la Croix rouge française et internationale.
[1] Note du général de division aérienne Gelée , archives militaires de Vincennes fond N° GR16P 306326
[2] Commandant en chef en Indochine
Carnet de bord de Suzanne Jannin, le 26 mai 53 : 1 att. forcé de nuit, Collection AFFP
Durant son séjour en Indochine Suzanne Jannin dut subir le machisme de certains officiers de l’armée. Le 25 avril 1953, elle est désignée pour une mission de surveillance d’un convoi de Buôn Ma Thuột .
Elle est désignée par le commandant Illy. Elle doit faire équipe avec un colonel et une autre personne. Le colonel demande à changer car il ne veut pas être piloté par une femme. Le GATAC[i] ne cède pas. Pendant le vol elle fait des lacets pour soulever le cœur du colonel. Celui-ci ne dit rien et à l’arrivée Suzanne Jannin lui demande si cela s’est bien passé . Il lui répondit laconiquement : merci Madame.
Suzanne Jannin s’est engagée volontaire en Indochine alors que ses camarades de l’escadrille étaient là par obligation. Elle n’a jamais fait cela pour la gloire mais uniquement par idéal, par amour de la patrie et de l’aviation. Elle a acceptée d’être rétrogradée et d’avoir une solde inférieure parce que c’était la seule solution pour pouvoir voler en Indochine. Dans une interview en 1982, à la veille de sa mort, elle répondit qu’elle était allée là-bas simplement pour se rendre utile et servir son prochain.
Le départ de l’armée
Suzanne Jannin rentrera en France le 5 juillet 1955. Elle restera dentiste au ministère de l’air jusqu’en 1957. Elle voulait former une escadrille de femmes pilotes pour aviation sanitaire à destination de l’ Afrique du Nord. Le projet fut accepté par le préfet de l’air et le ministère de la défense. Le ministère fut bientôt renversé. Le projet tomba à l’eau et Suzanne Jannin, découragé quitta l’armée le 11r mars 1957. Auparavant elle est détachée au centre de vol à voile de Saint Auban pour se perfectionner au vol à voile .
La vie civile
Elle reprit son cabinet dentaire à Paris. En parallèle ,elle travailla à l’aéroclub des Mureaux et à Nord Aviation. Un jour de 1960 elle reçut un patient qui était Lillois. Il s’appelait Gustave Delvoye. A la seconde visite Gustave Delvoye lui offre un bouquet de fleurs. Une autre relation commence et ils se marient le 27 avril 1961 à la mairie du Xème arrondissement à Paris. Le couple s’installe alors à Mons en Baroeul, près de Lille. Elle quitte définitivement l’aviation en 1963 lorsque son mari a des problèmes de santé. Dorénavant elle voyagera avec son mari à travers le monde et mènera une vie de retraité, en participant régulièrement à réunions de souvenir de la Résistance et de la guerre d’Indochine . Elle n’a pas eu d’enfant car elle s’est mariée à 49 ans. Le temps consacré au service des autres l’empêcha de penser à elle. Elle reporta toute son affection sur ses neveu et nièces. Elle décéda le 10 février 1982 d’un cancer et repose au cimetière de Mons en Baroeul. Son mari lui survivra jusqu’en 2005.
La reconnaissance
Suzanne Jannin reçut d’innombrables distinctions. Nous en citons quelques-unes :
Chevalier de la légion d’honneur le 21 novembre 1955
Croix de guerre 1939/45 avec citation le 31 janvier 1945.
Médaille de la Resistance (23/10/1945)
Croix de guerre TOE avec palme le 21 novembre 1955.
Médaille de l’aéronautique16 le 15 juillet 1955
Médaille coloniale d’Indochine du 25 janvier 1954
Médaille du service de santé .
Grande médaille de l’aéroclub de France
Officier de l’ordre national du mérite par décret du 10 décembre 1974
Sa ville natale Belleville sur Meuse lui rendit hommage le 13 septembre 2019 en donnant son nom à un square.
La ville de Mons en Baroeul baptisa la cour du fort de Mons[1] à son nom, le 19 septembre 2020.
[1] On baptise la cour d’un ancien fort militaire du nom d’une femme. Belle revanche pour Suzanne Jannin !
Bibliographie et archives
Albert Maloire, Femmes dans la guerre, édition Louvois, 1957
Marcel Castillan, 60 visage de femmes, société chérifienne de publication et d’édition, Casablanca, 1957
Général L.M. Chassin, Aviation Indochine ,Amiot *Dumont Paris,1954
Interview de Suzanne Jannin, 1980, archives des armées, Vincennes
Auteur de l’article
Michel Leclerc
Ami de Gustave Delvoye et de la famille Jannin
Membre de la commission histoire de l’Association Française des Femmes Pilotes
Un film sur Suzanne JANNIN par Olivier Sarrazin
(réalisateur du film: Bessie Coleman, première aviatrice noire)
avec la participation de l’Association Française des Femmes Pilotes